Une pierre noire s’enfonce dans la glace
On pourrait suivre la trace de chaque mouvement de la vie, comme on sait retrouver celles des hommes. Observer les indices de tous les changements de direction, fouiller dans la terre, localiser dans les livres et sur les tracés cartographiques ceux que d’autres ont relevé.
Chaque événement détermine un croisement. Comme un point imperceptible de la circulation des forces. Une senteur de pourriture, un parfum, le son d’une feuille sèche écrasée nous pénètrent plus vite que les mondes visibles. Je ne fais pas un pas sans déplacer ou faire rouler quelque chose. Sur le chemin, ma stature se courbe ou se redresse suivant les moments d’un équilibre possible.
Les pierres blanches sont comme des points sur les traces, dessinées par le passage du glacier. Les couches de terre déménagées par les vents, les pluies et les animaux les ralentissent. Le granit est carapacé. C’est un enchevêtrement d’herbes, de mousse, de branches d’arbrisseaux. J’arrache cette couverture. Exhibé à la lumière, un monde presque imperceptible : des fourmis, des vers de terre, des chenilles, des mille-pattes, des araignées, des limaces et d’autres animaux, dont certains devront aller plus loin construire leur nouvelle maison.
Un rouge-gorge vient piquer dans la terre retournée.
Nous nettoyons les pierres avec des gestes simples et répétitifs. Nous écoutons les bruits de la forêt, nous regardons passer les promeneurs, les paysans, les bûcherons, les instituteurs avec un groupe d’enfants et d’autres gens qui passent, parfois sans nous voir.
Nos postures, tout contre la terre et la surface des rochers pourraient faire penser à des excavations archéologiques.
Le trésor caché est dans l’action même, dans la conscience attentive.
Beaucoup de pierres sont de taille imposante. Pourtant, leurs plis, leurs bosses, leurs rides, leurs aspérités invariablement nous ramènent à notre souplesse, notre poids, à notre texture, à nos articulations, à nos dimensions,
Les hommes ont pu les voir dans les parages depuis quinze mille années.
« A Schwytz, c’était le frère du bois de Tschütschi qui apportait les petits enfants. Il les prenait dans une petite cavité sous un énorme rocher. Ce rocher se trouve aujourd’hui encore à l’ouest de l’orée du bois de Tschütschi, près d’un sentier pédestre. Tous l’appellent le « Chindlistaï ». Celui qui collait son oreille à la pierre pouvait entendre les pleurs des enfants à venir. Il y a même des gens qui ont vu une boule en forme de tête sortir du dessous du rocher. Celui qui désire un enfant, tourne autour du « Chindlistaï ». et prie. »
Le glacier se meut tout d’une pièce, avance et recule, absorbe mais rejette.
Il expulse ses rochers en les poussant devant lui sans secousses, les transporte sur ces roulettes que sont les cailloux et les sables de la moraine, qui eux-mêmes roulent dessous, entraînent la masse en avant, polissent les chemins, marquent le sol de fortes stries.
Il n’admet pas de corps étrangers.
« Pierre Balmat fut englouti en 1834 et ses débris rejetés du pied du glacier en 1861 démontrèrent que ce glacier accomplissait sa descente en quarante années. »
Un des premiers ascensionnistes du Mont Blanc, le physicien genevois de Saussure, ayant perdu en 1787 une échelle dans une crevasse de la partie supérieure du glacier des Bossons, cette échelle fut retrouvée en 1832 à 4500 mètres de distance : elle avait progressé à la vitesse moyenne de 100 mètres par an. »
« En 1824, un guide disparaît dans une crevasse du glacier de la Maladetta. Ses restes sont retrouvés cent sept ans plus tard en 1931 à 1400 mètres de leur point de départ. Vitesse annuelle : 13 mètres. »
Agassiz, Altman, Bordier, Favre, Forbes, Grüner, Hooker, de Saussure, Venetz voulaient déchiffrer les empreintes des déplacements de la montagne. Ils devinaient que l’étude des pierres serait lente.
Pour les préserver, ils les firent classer monuments historiques.
Une météorite tombe. On ramène de la lune des échantillons de poussière et c’est le commencement de longues études.
Dans cette forêt, au début du vingtième siècle, on a recommencé à les casser. Les découpes de granit sont utilisées pour construire les murs du parc du Grand Hôtel et pour l’aménagement de la voie du chemin de fer, umprunté par les premiers touristes entre Brunnen et Morschach.
Du chemin, on apercevait ces pierres, qui ressemblaient parfois à des volumes de neige.